Viticulture naturelle et climat wallon : atouts, limites et perspectives

9 juin 2025

Comprendre la viticulture naturelle : bien plus qu’un simple label

Avant d’attaquer la spécificité wallonne, il faut revenir sur ce qu’englobe véritablement la « viticulture naturelle et sans intrants ». Une « viticulture naturelle » vise à limiter – voire bannir – l’usage de produits de synthèse, qu’il s’agisse de pesticides, d’herbicides, d’engrais ou d’additifs œnologiques. Concrètement, on privilégie :

  • Les traitements à base de cuivre ou de soufre, autorisés en bio mais strictement limités ;
  • La stimulation des défenses naturelles de la vigne (biocontrôle, décoctions de plantes...);
  • L’enherbement, la biodiversité entre les rangs, et le recours au travail manuel.

La production de vin naturel impose de surcroît une vinification sans ajouts de levures commerciales, de sulfites, d’enzymes ou de correcteurs—cela ne laisse place qu’à l’expression du raisin, du terroir… et de l’année ! Un vrai challenge, surtout sous nos latitudes.






Le climat wallon : un paradigme en mutation

Wallonie rime rarement avec cigales et soleil plombant, et pourtant, la donne a changé. Selon l’Institut Royal Météorologique (IRM), les températures moyennes annuelles ont augmenté de 1,6°C entre 1892 et 2019. Depuis 2014, la température moyenne en Wallonie dépasse régulièrement les 10°C sur l’année, franchissant un cap observé dans bon nombre de territoires viticoles français il y a plus d’une trentaine d’années (source IRM).

Ce « réchauffement » est visible, en particulier durant la période végétative (avril-septembre). Les étés wallons sont plus longs et secs—en 2022, on a même enregistré l’une des vagues de chaleur les plus intenses ayant touché la Belgique, avec des températures frôlant ou dépassant les 35°C dans plusieurs régions.

  • 250 mm de précipitations sur l’été 2022, soit près de 35 % de moins que la moyenne 1981-2010 (sources : IRM et Statbel).
  • Un ensoleillement qui atteint presque 800 heures de mai à septembre, soit des niveaux similaires à ceux du centre de la France il y a 20 ans.

Depuis 15 ans, on recense plus de 200 ha de vignes plantés en Wallonie, contre une cinquantaine dans les années 2000 (L’Écho).






Les défis du climat wallon pour le « sans intrants »

Si ce climat tempéré offre des promesses nouvelles, il réserve aussi plusieurs défis pour la viticulture naturelle :

  1. La pression des maladies fongiques La pluviométrie (450 à 1100 mm/an selon les régions wallonnes : chiffres IRM) stimule le développement du mildiou et de l’oïdium—deux ennemis ancestraux de la vigne. Le mildiou se développe dès que les températures frôlent 12-15°C associées à une forte hygrométrie (une nuit prolongée de rosée ou un épisode pluvieux suffit). En 2021, la moitié des vignobles wallons ont perdu plus de 40 % de leur récolte à cause du mildiou (RTBF).
  2. La maturité des raisins et la concentration en sucres Un réchauffement climatique augmente la maturité phénolique – donc le potentiel alcoolique – des raisins. Mais les millésimes frais persistent, ce qui rend la maîtrise des maturités aléatoire. Les années plus froides, les alternances pluie/soleil peuvent entraîner de la dilution (moins d’arômes, acidité plus élevée).
  3. Des épisodes météo extrêmes Gel tardif (tout le mois de mai 2020 a enregistré 8 nuits de gel dans le Condroz—La Libre), tempêtes, grêle, canicules : la variabilité météo rend la conduite de la vigne plus difficile, notamment en bio ou nature, où les fenêtres de traitement manuel ou « doux » sont restreintes.

À ce jour, aucun domaine wallon de taille significative n’est certifié « vin nature » reconnu selon les critères stricts de l’AVN (« Association des Vins Naturels »). La majorité travaille en bio ou en biodynamie, ou en conversion (Wallonie Belgique Tourisme).






Les réussites et expérimentations locales

Pourtant, les exemples d’une viticulture la plus naturelle possible ne manquent pas, que ce soit par conviction ou par adaptation :

  • Domaine du Chapitre (Baulers)* : premier domaine wallon certifié bio en 2017. Utilisation exclusive du cuivre, grand soin sur l’enherbement, essais de décoctions de prêle et d’ortie. Les rendements, entre 35 et 45 hl/ha, témoignent d’une gestion stricte mais résiliente.
  • Domaine du Ry d’Argent : conversion progressive, réduction drastique des intrants en vinification, moûts non sulfités, travail gravitaire pour respecter la qualité du raisin.
  • Expérimentations à la Haute École de Viticulture de Huy : sélection massale de variétés tolérantes (Seyval blanc, Johanniter) pour limiter tout traitement.

Ces initiatives témoignent d’une évolution des pratiques, adaptées « au millésime »—un mot qui a ici tout son sens.






Le choix des cépages : une clé dans le climat wallon

Jusqu’au début des années 2010, la majorité des plantations wallonnes s’orientaient vers les classiques Chardonnay, Pinot noir, Pinot gris ou Auxerrois. Or, la pression fongique sur ces variétés reste forte : ces cépages, vedettes du « cool climate » européen, sont aussi les plus sensibles au mildiou ou à l’oïdium.

Depuis, un mouvement de fond s’opère : les nouveaux plantent de plus en plus des cépages dits « PIWI » (acronyme allemand pour Pilzwiderstandsfähig = “résistants aux champignons”).

  • Seyval blanc, Solaris, Johanniter, Muscaris ou Regent : tous issus de croisements interspécifiques, capables de limiter, voire de supprimer l’usage de traitements fongicides. Selon la Fédération des Vignerons Wallons, près de 45 % des vignes plantées depuis 2018 concernent aujourd’hui des cépages PIWI (contre 20 % en 2015).
  • Le rendement est stable, avec une meilleure résistance aux accidents climatiques (sécheresse, gel).

Néanmoins, le choix du cépage influe aussi sur le profil sensoriel du vin, ce qui implique parfois de redéfinir l’identité des vins wallons : moins de « copies » de la Bourgogne, et davantage de vins singuliers.






Initiatives collectives et recherches spécifiques : une accélération récente

Le développement d’une viticulture sans intrant ne repose pas (entièrement) sur l’intuition. Depuis 2020, grâce à l’Institut wallon de l’Évaluation, la Prospective et la Statistique (IWEPS) et les pôles de recherches de l’UCLouvain ou de Gembloux Agro-Bio Tech, plusieurs projets visent à :

  • Tester la résistance de plus de 20 « nouveaux » cépages sur cinq sites pilotes, en lien avec les viticulteurs locaux.
  • Expérimenter la confusion sexuelle contre le ver de la grappe, afin de limiter (voire d’éliminer) les insecticides (source ArgoNet).
  • Évaluer la réduction d’intrants sur la base d’observations longues durée (10 ans), notamment sur la composition chromatique et aromatique des vins.

Loin de se limiter à un effet de mode, ces recherches structurent l’avenir : elles permettent d’établir des protocoles de conduite adaptés au climat wallon dans le contexte du dérèglement climatique.






Les atouts insoupçonnés du terroir wallon

Le climat, ce n’est pas que la température et l’humidité : à l’échelle locale, l’environnement et la nature des sols wallons recèlent quelques surprises bienvenues.

  • Des sols drainants (schistes, calcaires, grès en Condroz et Famenne) limitent en partie la pression hydrique excessive et l’asphyxie racinaire. Ceci réduit aussi la virulence de certaines maladies.
  • La « mosaïque » climatique régionale : sur une même longitude, les précipitations peuvent varier du simple au double (le Pays de Herve reçoit près de 1100 mm par an, la vallée de la Meuse vers Dinant oscille plutôt autour de 650-700 mm). Les « spots » favorables existent, permettant, bien choisis, des zones moins « à risque » pour limiter les intrants.
  • Le vent, au cœur du sillon Sambre-et-Meuse, accélère le séchage du feuillage après la pluie—un atout sous-estimé pour prévenir la propagation des champignons.

On observe d’ailleurs que certains domaines répartissent leurs parcelles sur plusieurs zones, « optimisent » les expositions pour limiter l’usage du cuivre ou du soufre.






Même en Wallonie, tendre vers le zéro intrant : rêve ou horizon réaliste ?

Aujourd’hui, il est indéniable que le climat wallon, bien que tempéré et humide, se révèle moins hostile qu’auparavant à une viticulture naturelle. La progression rapide du réchauffement (avec ses risques nouveaux, d’ailleurs !) autorise plus de maturité et facilite l’expression du terroir sans béquilles chimiques certaines années.

  • En 2018, millésime exceptionnel, certains vignerons ont réussi à ne faire aucun traitement fongicide après la floraison sur des parcelles de cépages PIWI (RTBF).
  • Les pratiques de biocontrôle (tisanes, huiles essentielles, préparations à base de prêle, etc.) progressent, ainsi que le recours aux auxiliaires « naturels » pour la défense de la vigne.
  • De plus en plus de domaines optent pour la non-utilisation de sulfites à la vinification, ou en quantités infinitésimales (<10 mg/l, très inférieur à la norme autorisée en bio, qui est de 100 mg/l).

Cependant, « zéro intrant » reste un équilibre précaire. Les millésimes 2021 et 2016 (pluies infernales, mildiou omniprésent) ont rappelé aux plus téméraires la dure loi de la nature : en climat atlantique, l’accompagnement intelligent, la flexibilité et la résilience priment. On ne bâillonne pas la météo avec des convictions !






Que retenir et entrevoir pour les décennies à venir ?

La Wallonie ressemble de moins en moins à « l’Angleterre des années 80 » et de plus en plus à certaines régions viticoles du Centre-Est français il y a trente ans. Cette mutation accélère le possible passage à la viticulture naturelle, à condition d’adapter :

  • Les cépages et porte-greffes choisis,
  • Les modes de conduite (palissage, enherbement),
  • Une veille experte sur la météo et l’adaptation millésime par millésime.

D’un point de vue agronome, le climat wallon n’est pas (encore) un Eden absolu pour le vin nature. Mais l’explosion du nombre de domaines, la diversité des terroirs, l’innovation des vignerons et le soutien de la recherche scientifique dessinent des horizons stimulants pour une viticulture résiliente et de plus en plus « nature »—voire sans intrants lors des années clémentes.

Les prochaines décennies seront décisives pour observer jusqu’où la Wallonie peut aller dans cette voie… et qui sait, offrir à ses vins un style propre, fier de ses contraintes et de ses possibles. À suivre, verre en main !






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